Droit d’asile : les demandes réagissent-elles à l’évolution des mesures politiques mises en place dans les pays membres de l’Union Européenne ?
Brève scientifique
La réponse rapide et coordonnée des pays de l’Union européenne face à l’arrivée massive de réfugiés ukrainiens est exceptionnelle, et contraste avec l’habituel manque de coordination relatif au droit d’asile au sein des pays membres. Des travaux menés entre janvier 2009 et juin 2017 par Simone Bertoli, Herbert Brücker et Jesús Fernández-Huertas Moraga indiquent que les choix des demandeurs varient en fonction des mesures politiques mises en place par les pays d’accueil. Les résultats de leurs analyses, à partir de données Eurostat, montrent que le temps de traitement des demandes est significatif dans le choix des demandeurs : plus il est long et moins le pays reçoit de demandes, tout en augmentant la proportion de celles ayant une forte probabilité d’être rejetées. Ces résultats viennent d’être publiés dans la revue Regional Science and Urban Economics.
Jean Monnet avait écrit dans ses mémoires : « L'Europe se fera dans les crises et elle sera la somme des solutions apportées à ces crises. » Le conflit actuel en Ukraine pourrait bien être — avec la pandémie de Covid19 — une des crises majeures ayant façonné l’évolution de l’intégration en Europe, de même que la mise en place d’une politique commune envers les réfugiés ;et les demandeurs d’asile. Dès le début de la guerre le 24 février dernier, les pays membres de l’Union européenne se sont rapidement coordonnés autour d’un accord sur l’accueil et la répartition des réfugiés ukrainiens. Ils n’avaient pas réagi de façon aussi coordonnée en 2015 face à l’arrivée massive des réfugiés et demandeurs d’asile provenant de Syrie, d’Afghanistan et d’Iraq. L’Allemagne, de son côté, avait décidé après le fameux discours sur « Wir Schaffen Das » (On va y arriver) de sa chancelière Angela Merkel, de suspendre temporairement l’application du règlement de Dublin et d’octroyer le statut de réfugié à tous les demandeurs d’asile provenant de Syrie. Elle avait ainsi investi massivement pour être en mesure de traiter rapidement l’ensemble de demandes d’asile, réduisant fortement la durée moyenne entre l’enregistrement d’une demande et la décision finale d’obtention du statut de réfugié ou d’une autre forme de protection temporaire. D’autres pays membres de l’Union européenne avaient, de leur côté, refusé la mise en place de tout mécanisme de répartition de réfugiés et fermé leurs frontières.
Ces différentes politiques mises en place dans les Etats membres de l’Union européenne ont-elles eu des effets sur les choix des demandeurs d’asile ? Si tel est le cas, les pays d’accueil s’exposent-ils à des effets négatifs résultant de ce manque de coordination ?
Afin de répondre à la première de ces questions, les auteurs ont analysé des données mensuelles relatives au nombre de demandes d’asile selon le pays d’origine du demandeur et le pays d’accueil, entre janvier 2009 et juin 2017. Les données fournies par Eurostat ont ainsi permis de mesurer dans le temps, et selon chaque combinaison pays d’origine / pays d’accueil, trois variables inhérentes aux politiques mises en place envers les demandeurs d’asile :
- le taux d’acceptation des demandes d’asile,
- le temps nécessaire pour prendre une décision définitive sur les demandes enregistrées,
- le risque de rapatriement pour les déboutés du droit d'asile.
Ces variables ont ensuite été utilisées pour l’estimation d’une équation de gravité, mettant en évidence leur rôle dans le choix du pays destinataire de la demande. En toute logique, le nombre de demandes d’asile est plus élevé dans les pays où le taux d’acceptation est plus élevé. Les demandeurs d’asile se tournent également en moyenne davantage vers les pays d’accueil en mesure de traiter plus rapidement leurs demandes, réduisant ainsi la durée d’incertitude juridique à laquelle ils sont confrontés. Mais cela n’est vrai qu’en moyenne, car les demandeurs d’asile faisant face à un risque très élevé d’être déboutés, choisissent d’enregistrer leur demande dans des pays où le traitement, sous-entendu le rejet, de leur demande prendra davantage de temps. Cet effet, qui est plus fort quand le risque de rapatriement pour les déboutés du droit d'asile est moins élevé, peut s’expliquer par le fait que la demande d’asile permet de sortir d’une situation irrégulière et aussi d’avoir accès, dans certains pays, à un emploi et à certaines aides sociales.
Les résultats des estimations induisent que les efforts mis en place par l’Allemagne en 2016 pour accélérer le traitement des demandes ont eu pour effet d’augmenter de façon significative le nombre de demandes d’asile dans ce pays, tout en réduisant les demandes enregistrées dans d’autres pays européens, notamment la Suède.
Quelles sont les conséquences de ce manque de coordination sur les principaux pays d’accueil ? Chaque pays européen pourrait en déduire qu’allonger le temps de traitement des demandes d’asile revient à décourager les demandeurs d’asile. Or, ce choix ne produit pas les effets escomptés si plusieurs pays suivent la même logique. Cette dynamique a, par ailleurs, des conséquences très négatives pour l’intégration sur le marché du travail de ceux qui obtiennent le statut de réfugié : la littérature montre en effet que la durée de la période de traitement de la demande augmente durablement le taux de chômage des réfugiés. Cela rend plus difficile également le rapatriement pour les déboutés du droit d'asile.
Plus d'informations
Simone Bertoli S., Brücker H. et Fernández-Huertas Moraga J. 2022,
“Do applications respond to changes in asylum policies in European countries?”, Regional Science and Urban Economics, Vol. 93.