Publié le 13 novembre 2023–Mis à jour le 19 décembre 2023
Un texte de la Minute Recherche par Stéphane Le Bras (CHEC, unité de recherche UCA).
Fin 1899, le jeune médecin hospitalier Lucien Jacquet prend la parole devant la Société médicale des hôpitaux de Paris. Il présente un rapport choc, intitulé « Alcool. Maladie. Mort », qui alerte sur les conséquences néfastes des médicaments à base d’alcool.
Ceux-ci sont très largement utilisés dans la posologie médicale contemporaine, dans une tradition remontant aux préceptes antiques puis à la pharmacopée médiévale. Or, comme l’indique l’enquête menée dans 14 hôpitaux parisiens dans les mois précédents, cette pratique entraîne des dérives toxiques : les patients prennent en effet l’habitude de consommer incidemment de l’alcool et en développent, pour nombre d’entre eux, une accoutumance.
Il faut dire que l’utilisation de boissons alcoolisées pour soigner ou guérir est une pratique ancienne. Le vin, par exemple, est employé depuis l’antiquité pour lutter contre certaines fièvres, des douleurs ciblées (dents) ou encore pour faciliter la digestion. Il est ainsi abondamment employé dans des mélanges médicinaux, aux noms pseudo-scientifiques : « remède », « élixir », « formule ». Plus généralement, il est considéré comme un remontant ou un fortifiant, utile à l’économie générale du corps. Le vin est alors utilisé pour ses propriétés supposées ou parfois comme « véhicule » pour le principe actif, permettant une meilleure ingestion par son goût notamment.
En usant largement de ces techniques de soin par l’alcool, médecins et pharmaciens diffusent au XIXe siècle dans la population française des habitudes de consommation dont vont s’emparer de grosses machines entrepreneuriales. En effet, les succès commerciaux de produits médicaux inventés par des pharmaciens (comme le « Vin de Seguin » par exemple) suscitent des convoitises. Dans ce contexte, le dernier quart du XIXe siècle voit des sociétés hors champ médical proposer des boissons alcoolisées aux effets thérapeutiques : vin mélangé à des feuilles de coca, absinthe, gentiane, quinquina inondent le marché, portés par des sociétés aux moyens financiers et publicitaires extraordinaires (Mariani, Dubonnet, Saint-Raphaël, Byrrh, Suze, Cusenier).
Les antialcooliques, au premier rang desquels les médecins, tirent alors la sonnette d’alarme, évoquant un « alcoolisme médicamenteux » rampant et dévastateur, malheureusement légitimé par les pratiques médicales et dévoyés par les sociétés commerciales.
Mais les effets de cette mise en garde sont très limités : le mal est profond, enraciné dans des pratiques et des croyances ancestrales, assimilant paradoxalement – encore de nos jours malgré les connaissances médicales – un produit toxique, l’alcool, à une démarche curative, le soin.
Référence
« Boire pour se soigner. Une nouvelle menace pour la santé publique (France, vers 1900) », La Revue historique, n°702, 2022, p. 399-430